Depuis maintenant plus d’un an, le fameux débat autour des origines de l’inflation resurgit. Attachés à leurs idéologies et à leurs intérêts, deux groupes se distinguent comme il se fit autrefois. D’un côté, les plus « keynésiens » considèrent qu’elle est exclusivement liée à l’offre : une combinaison entre la crise énergétique et la désorganisation des chaînes de valeur. De l’autre, les néo-monétaristes estiment qu’elle est due à l’excès de création monétaire pendant la crise sanitaire. Pour confronter leurs idées, ces deux groupes n’hésitent pas à prendre pour exemple des cas isolés et des événements issus d’époques antérieures. Oubliant ainsi que l’économie est une science inexacte… et que la période actuelle ne peut faire l’objet d’une quelconque comparaison. Mais cette bataille idéologique paraît surtout inepte, car les sources de l’augmentation des prix sont certainement un mélange de leurs arguments respectifs.
Retour aux sources
La spirale inflationniste que nous subissons aujourd’hui a débuté en mars 2021.
Un an auparavant, les gouvernements instaurent leurs premières mesures de confinement pour faire face à la propagation du coronavirus. À ce moment, l’économie est à l’arrêt. Les ménages sont isolés chez eux, les entreprises sont fermées. Des perturbations logistiques commencent alors à apparaître, le tissu économique se fragilise. Les effets pervers des délocalisations successives se manifestent, l’interdépendance est pointée du doigt. La consommation et la production sont au plus bas. La demande chute, le prix du baril de pétrole s’effondre. L’inflation étant proche de 0%, la déflation est évitée de peu.
Le monde entre dans une récession historique. Le PIB des États-Unis se contracte de 31% au second trimestre 2020, celui de la zone euro de 12%. Les marchés financiers commencent alors à chuter, seulement quelques mois après la crise du repo (crise de liquidités sur le marché interbancaire). Étant donné l’ampleur de la bulle financière gonflée au lendemain de la crise des subprimes, le système bancaire nécessite un soutien considérable - bien plus important qu’en 2008 - pour éviter l’effondrement. Dans la panique, les banques centrales agissent massivement à l’aide de plusieurs milliards de dollars, comme en témoigne la hausse disproportionnée de leur bilan. De plus, afin d’inciter le recours au crédit, elles maintiennent leurs taux directeurs à 0%.
Les effets se font rapidement ressentir. Les marchés se redressent, tous les actifs financiers sont en hausse : actions, obligations, crypto-monnaies, immobilier, matières premières… Étant donné que l’argent ne coûte plus grand-chose, ou plutôt qu’il coût encore moins, les entreprises en profitent : le nombre de fusions-acquisitions, de SPAC, d’introductions en Bourse, de rachats d’actions et de dividendes, atteignent des records.
Le total des actifs de la #BCE a augmenté de 6,8 Mds€ pour atteindre 8,756.83 Mds€. Le bilan de la BCE représente 81% du PIB de la zone euro, vs 35,5% pour la #Fed, 128.5% pour la #SNB et 130% pour la #BoJ. pic.twitter.com/64h1tUTUxv
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Le bilan de la #Fed atteint 8,826 Mds $ pic.twitter.com/erVjaqlMZi
— Or.fr (@Or_fr_) September 5, 2022
Mais ces interventions, consistant à racheter des titres de dettes publiques et privés sur le marché secondaire, ne servent pas simplement à soutenir le système financier en cas de crise. En augmentant les réserves des banques, elles réduisent mécaniquement le coût d’emprunt des États, permettant à ces derniers d’effectuer des plans de relance de haute envergure. Au début de l’année 2021, les grandes puissances décident alors la mise en place de programmes conséquents, nécessaire pour soutenir l’économie dans son ensemble. Les États-Unis déclarent l’instauration d’un plan de 4 000 milliards $ au total, l’Union européenne de 750 milliards €.
De nouveaux milliers de milliards sont ainsi créés, avant d’être rachetés par les banques centrales pour continuer de soutenir les États et les marchés (en zone euro, depuis 2020, la BCE rachète plus de 80% des dettes publiques émises). Les entreprises, encore fermées, reçoivent des prêts garantis par l’État, ou s’endettent elles-mêmes à des taux historiquement bas.
Parallèlement, face à la chute de 70% du prix du baril de pétrole entre mars et avril 2020, et à l’aube du pic de pétrole non-conventionnel, les pays de l’OPEP+, dont la Russie fait partie, décident d’une réduction de 20% de leur production au cours de l’année 2020 pour maintenir les prix.
La relance économique post-covid
Peu à peu, la crise sanitaire se calme, les mesures s’assouplissent. Les banques centrales instaurent des programmes de rachats d’actifs massif et continu, les États poursuivent leurs mesures de soutien. Dans les sociétés occidentales, là où la confiance des ménages est importante et le taux d’épargne relativement faible, la consommation est forte. (1) Rapidement, malgré la fragilité du tissu économique, l’économie redémarre.
L’OPEP+ profite alors de ce rebond économique pour continuer de réduire sa production de plus de 10-15% (par rapport au niveau pré-covid) tout au long de l’année 2021. Étant donné que l’organisation produit l’essentiel du pétrole mondial, mais surtout que l’énergie est le moteur de l’économie, cette intervention accentue l’important déséquilibre entre l’offre et la demande.
Puits de pétrole @lesoleilnumérique
De surcroît, face à l’intensité de la reprise économique, des ruptures sur les chaînes d’approvisionnement apparaissent. De nombreux sites de productions, notamment asiatiques, restent fermés. En Chine, la stratégie « zéro covid » du pays restreint fortement la quantité de biens produits. Comme « l’usine du monde » rencontre de grandes difficultés, le commerce international tourne au ralenti.
Des situations de pénurie se manifestent, et se multiplient en raison des chocs climatiques. Les pays occidentaux, notamment l’Europe et les États-Unis, subissent de plein fouet le manque de semi-conducteurs et de matières premières. Les chaînes de valeur mondiale sont profondément perturbées.
Comme au cours de la Grande guerre, un déséquilibre se crée entre la masse monétaire et le niveau de production. Ce choc d’offre combiné à une forte demande ne peut qu’exercer une pression haussière sur les prix. Aux États-Unis, là où le montant du plan de relance est le plus conséquent en comparaison de la taille démographique du pays, l’inflation, mesurée par l’indice des prix à la consommation (IPC), atteint 5.3% sur un an en août 2021. À la même période, elle se situe à 3% en zone euro, à 3.2% outre-Manche, et à 4.1% au Canada. Désormais au-dessus de l’objectif des banques centrales, à savoir 2%, la hausse des prix serait-elle déjà devenue incontrôlable ?
Plutôt que de resserrer leur politique monétaire pour endiguer la hausse des prix, les institutions monétaires choisissent de continuer leur politique de rachat de titres de dettes et maintiennent leurs taux extrêmement bas. Ce choix est nourri par l’idée que l’inflation serait exclusivement liée aux problèmes logistiques et que ces derniers seront résolus avec le temps. En réalité, les banques centrales font face à un dilemme auquel elles ne peuvent désormais échapper : maintenir une politique monétaire accommodante au risque de laisser l’inflation se poursuivre et de voir la confiance s’éroder, ou intervenir pour ralentir la hausse des prix, au risque de déclencher une crise économique et financière. Finalement, la première solution est adoptée.
L’inflation s’accentue
Alors que la spirale inflationniste semble véritablement lancée, l’incertitude grandit, notamment sur les marchés. Les investisseurs se réfugient massivement vers les actifs jugés liquides et de hautes qualités, avec en premier lieu l’or et le dollar - monnaie de réserve et d’échange par excellence. Cette « fuite vers la qualité », bien connue des marchés, déprécie de facto la plupart des monnaies face à la monnaie américaine.
Si cette dépréciation est à première vue souhaitable car elle permet de renforcer la compétitivité des pays, elle augmente néanmoins le prix des produits côtés en dollar, c’est-à-dire la plupart des produits échangés. Le prix des matières premières, déjà situé à des niveaux très élevés en raison des problèmes logistiques, des chocs climatiques, et de la spéculation persistante, augmente d’autant plus. Les pays, hors États-Unis, subissent ainsi un double choc inflationniste : un premier lié à la relance économique, et un second, lié à la dépréciation de leur monnaie face au dollar.
En décembre 2021, face à l’augmentation continue des prix à la consommation, les banques centrales font leurs aveux et reconnaissent que la hausse des prix est finalement là pour durer. Le président de la Réserve fédérale américaine, Jérôme Powell, déclare que « l’inflation n’est pas transitoire. » L’attrait pour la monnaie américaine se renforce, les États-Unis continuent d’exporter l’inflation à travers le monde. À ce moment, la hausse des prix atteint 7% aux États-Unis (le plus haut niveau depuis 1982), 5.3% en zone euro (un record depuis la création de l’indicateur en 1997), et 5.4% outre-Manche (au plus haut depuis 1992).
Trois mois plus tard, le 24 février 2022, Poutine déclare la guerre à l’Ukraine.
Ce conflit géostratégique, lié à l’expansion de l’OTAN, la politique de dédollarisation de la Russie, et la guerre énergétique entre les États-Unis et l’OPEP+, entraîne à son tour une pression inflationniste. Étant donné qu’une part importante de matières premières, notamment de produits agricoles, provient de Russie et d’Ukraine, cette guerre engendre de nouvelles pénuries. En parallèle, l’embargo des pays occidentaux sur le gaz russe entraîne une hausse des prix de l’énergie, accentuée par la spéculation.
Le Royaume-Uni, comme les pays européens, subissent les effets pervers de leurs faibles mesures de transition énergétique et de leur dépendance à l’égard de l’énergie russe. Leurs balances commerciales s’effondrent, l’inflation s’accroît. À 7,5% en mars 2022, la hausse des prix est bientôt plus élevée sur le Vieux-Continent qu’aux États-Unis (alors située à 8.5%). Au Royaume-Uni, la crise politique vient s’ajouter aux difficultés économiques : l’inflation atteint 7%.
(Graphique représentant le cours euro/dollar)
Dans ce contexte, les banques centrales agissent par un resserrement de la politique monétaire et notamment par une hausse graduelle des taux directeurs. Des disparités subsistent toutefois en raison d’intérêts divergents. Alors que la Fed agit rapidement pour renforcer la confiance dans le dollar, la BCE, confrontée à l’enjeu d’un taux d’intérêt unique pour 19 pays différents, fait le choix de maintenir ses taux à 0% pour éviter un emballement des dettes des pays du sud. Il faudra attendre le 27 juillet pour que l’institution de Francfort procède à sa première augmentation de 0.5%, ensuite accrue de 0.75% le 14 septembre dernier. Désormais, le taux directeur de la Fed s’établit entre 3% et 3.25%, quand celui de la Bank of England est de 2.25%, et celui de la BCE de 1.25%.
Ces différences provoquent d’importants mouvements sur les taux de change et des pressions inflationnistes. Outre ce fait, ces interventions paraissent surtout inefficaces si l’on en croit l’argument maintes fois répété par les banquiers centraux : la hausse des prix est liée à des problèmes logistiques. Alors que les banques centrales prévoient une réduction de l’inflation en 2023, puis un retour autour de 2% en 2024, pourquoi décident-elles donc de procéder à une augmentation des taux directeurs ?
La spirale inflationniste, désormais ancrée dans l’économie réelle, ne peut-être endiguée sans le déclenchement d’une récession. Confrontés à leur propre dilemme, les plus hauts responsables des institutions monétaires envisagent désormais ce triste constat. Récemment, le gouverneur de la banque centrale américaine a publiquement déclaré : « Nous avons besoin d’une augmentation du chômage pour lutter contre l’inflation. »
Les banques centrales tentent ainsi de conserver la confiance des ménages, avant que cette dernière ne finisse par leur échapper, et que le cas japonais leur soit familier…
(1) Il convient ici une digression sur le cas japonais. Pourquoi l’inflation n’augmente-elle que très peu au pays du soleil levant alors que la Bank of Japan pratique la même politique monétaire ? Premièrement, le volume de rachats d’actifs effectué pendant la crise sanitaire a nettement moins augmenté en proportion de son bilan que celui de la Fed, de la BCE ou de la Bank of England. De plus, des facteurs structurels sont à l’œuvre. Le Japon a débuté cette politique de quantitative easing au début des années 90 à la suite du krach financier dans le pays, puis s’est petit à petit enfoncé dans un phénomène de trappe à liquidité : lorsque le taux d'intérêt chute en dessous d'un certain niveau, les ménages préfèrent conserver de la monnaie plutôt que de détenir de la dette. Par ailleurs, le Japon est, depuis de nombreuses années, frappé par un phénomène de vieillissement de la population et une chute du taux de natalité. Comme la consommation intérieure demeure extrêmement faible, l’inflation – actuellement située à 2.8% sur un an en août - n’augmente que très peu. Alors que le bilan de la Bank of Japan représente près de 140% du PIB, et que la dette publique du pays atteint 250% du PIB, le Japon risque de recourir à la création d’une nouvelle banque centrale.
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