Depuis le début de l’année, le dollar a déjà reculé de près de 10%, atteignant un nouveau plus bas.
Historiquement, une chute de cette ampleur est rare : il faut remonter à 2020, en pleine crise sanitaire, ou à 2017 pour retrouver une baisse annuelle d’environ 10%. La différence, c’est qu’aujourd’hui cette faiblesse du billet vert ne résulte pas d’un choc extérieur, mais bien d’une action délibérée des autorités américaines pour préserver la stabilité financière. Autrement dit, le dollar devient l’instrument d’équilibrage d’un système fragilisé par l’endettement massif et par les besoins colossaux de financement du Trésor.
Le marché n’a pas agi seul : ce recul du dollar a été principalement orchestré par Washington.
Les États-Unis font aujourd’hui face à un dilemme comparable à celui du Japon. Lorsqu’un pays est surendetté, il n’a que deux options : laisser sa monnaie s’affaiblir ou laisser son marché obligataire souffrir. Le Japon a fait son choix depuis longtemps : la BoJ maintient des taux artificiellement très bas en rachetant massivement de la dette, au prix d’une forte dépréciation du yen.
Pendant dix ans, la Banque du Japon a maintenu artificiellement ses taux proches de zéro, voire négatifs, grâce à des rachats massifs de dette publique. Cette stratégie visait à éviter une flambée du coût de financement de l’État japonais, dont la dette dépasse aujourd’hui 250% du PIB, un record mondial.
Mais ce soutien permanent au marché obligataire a eu une contrepartie directe : le yen s’est effondré. Comme les rendements japonais restent bloqués artificiellement très bas, les investisseurs préfèrent placer leur argent dans des devises offrant des taux plus élevés, comme le dollar ou l’euro. Résultat : les capitaux fuient, la demande de yen s’affaiblit, et la monnaie a perdu plus de 50% de sa valeur face au dollar en à peine 10 ans, atteignant un plancher inédit depuis plusieurs décennies.
En clair, la BoJ a choisi de sacrifier sa devise pour préserver son marché obligataire. Mais ce choix rend le pays vulnérable : le coût des importations explose, les pressions inflationnistes montent, et la confiance internationale dans le yen comme valeur refuge est sérieusement écornée.
Les États-Unis suivent désormais la même trajectoire que le Japon en faisant le choix délibéré d’affaiblir le dollar. Mais comment s’y prennent-ils concrètement ?
Le Trésor américain a opté pour des émissions concentrées sur des bons à très court terme — 4, 6 ou 8 semaines. En multipliant ces adjudications, il draine massivement le cash du marché monétaire. Mais ces titres courts n’offrent pas une rémunération attractive une fois l’inflation prise en compte. Résultat : les investisseurs privilégient d’autres placements — actions, obligations d’entreprise ou devises étrangères. Cette réallocation, loin d’être marginale, pèse fortement sur les flux mondiaux.
C’est ce phénomène qui explique en grande partie la flambée des marchés actions américains. Les investisseurs, contraints par un environnement de taux courts saturés, réinjectent leur liquidité dans les grands indices boursiers. Cela nourrit le rally spectaculaire observé sur le Nasdaq et le S&P 500, bien au-delà de ce que les fondamentaux économiques justifieraient.
Ce mécanisme fonctionne comme une forme de QE fiscal déguisé : le Trésor, en jouant sur la structure de ses émissions, force les capitaux à quitter le marché monétaire pour irriguer les actifs risqués. La hausse des actions américaines est donc alimentée moins par une amélioration des perspectives économiques que par une ingénierie financière savamment orchestrée entre le Trésor et la Fed. Ce mouvement contribue mécaniquement à réduire la demande pour le dollar. En émettant massivement de la dette très courte, le Trésor pousse les investisseurs à placer leur argent sur des maturités de quelques semaines seulement. Une fois ces titres arrivés à échéance, la liquidité est rapidement recyclée vers d’autres actifs mieux rémunérés : actions ou obligations d’entreprises. Autrement dit, au lieu d’être “captive” dans les bons du Trésor et donc dans le dollar, l’épargne mondiale circule à nouveau vers les marchés risqués.
De son côté, la Fed a laissé s’écouler plus de 1 000 milliards $ hors du Reverse Repo Facility (RRP). Normalement, cet argent restait bloqué dans ce guichet de court terme. En le libérant et en le réinjectant dans les réserves bancaires, la Fed redonne de la liquidité au système financier. Cette opération agit comme un assouplissement monétaire déguisé, qui allège les tensions de financement et fragilise encore le billet vert.
Par ailleurs, la Fed maintient ouvertes ses lignes de swap en dollars avec les grandes banques centrales étrangères. Cela garantit que les banques européennes, japonaises ou britanniques ont toujours accès au financement en dollars. Cette relative abondance empêche le dollar de rebondir sur le marché mondial.
Enfin, les signaux envoyés par les responsables américains renforcent cette dynamique. Les débats sur un éventuel programme de rachat de dette ou sur un assouplissement réglementaire laissent entrevoir l’arrivée d’une nouvelle vague de liquidité. Même sans décision concrète, cette communication suffit à alimenter les anticipations de détente et à peser encore davantage sur le dollar.
En combinant ces leviers — émissions courtes, relâchement du RRP, lignes de swap et communication stratégique — Washington affaiblit volontairement le dollar. Cela rend les Treasuries plus attractifs pour les investisseurs étrangers et facilite leur placement, tout en évitant que les taux longs s’envolent sous la pression d’une dette publique colossale.
Concrètement, lorsqu’une devise locale se renforce face au billet vert, il faut moins d’euros, de yens ou de yuans pour acheter la même quantité de titres américains. Les Treasuries deviennent donc mécaniquement moins chers en devise locale, ce qui améliore le rendement net de l’investissement.
Prenons l’exemple d’un investisseur européen qui souhaite acquérir pour 100 millions $ de Treasuries. Si l’euro s’apprécie face au dollar, il dépensera moins d’euros pour obtenir cette même exposition obligataire. Le coût d’entrée baisse, et la rentabilité attendue en euros s’améliore sans que le coupon obligataire change.
Un autre avantage réside dans la gestion du risque de change. Acheter des Treasuries quand le dollar est relativement bas, c’est aussi parier qu’il pourrait remonter par la suite. Si cette appréciation a lieu, l’investisseur étranger bénéficie d’un gain supplémentaire lors du rapatriement de son capital, venant s’ajouter au rendement obligataire.
Enfin, il existe un effet plus global. Un dollar trop fort exerce une pression considérable sur les pays émergents qui doivent rembourser leurs dettes libellées en dollars. Cela peut créer des tensions financières et fragiliser le système mondial. En laissant le dollar s’affaiblir, les États-Unis réduisent ce risque systémique, ce qui rassure les créanciers étrangers et encourage leur retour sur le marché américain.
En résumé, l’affaiblissement du dollar agit comme une incitation puissante pour les investisseurs internationaux : il réduit le coût d’achat des Treasuries, augmente le potentiel de rendement net et contribue à stabiliser l’environnement financier global.
À court terme, cette stratégie donne l’impression que tout va bien : les exportateurs américains en profitent, les débiteurs étrangers respirent, et les marchés boursiers surfent sur ce regain de liquidité. Mais c’est une illusion fragile. Car plus la monnaie se déprécie, plus la confiance des créanciers étrangers peut s’éroder.
Mais cette stratégie comporte un risque majeur. Si les grands investisseurs internationaux — banques centrales, fonds souverains ou assureurs — en viennent à penser que le dollar est délibérément manipulé à la baisse, c’est la crédibilité du billet vert comme monnaie de réserve qui vacille. Et sans la demande des grands acheteurs internationaux, c’est l’équilibre même de la dette américaine qui est menacé.
Ce n’est pas une hypothèse théorique : dans les années 1970, après la fin de Bretton Woods et l’abandon de la convertibilité du dollar en or, la confiance dans la devise américaine s’était déjà érodée. Les pays producteurs de pétrole avaient réagi en exigeant des compensations via la hausse brutale des prix de l’énergie, et plusieurs banques centrales avaient diversifié leurs réserves hors du dollar.
Aujourd’hui, ce scénario de défiance n’est plus seulement une hypothèse : il est déjà en cours avec la dédollarisation progressive des réserves de change au profit de l’or. Plusieurs banques centrales — notamment en Asie, au Moyen-Orient et en Amérique latine — ont réduit la part du dollar dans leurs réserves pour augmenter massivement leurs achats de métal jaune. Ce basculement traduit une perte de confiance implicite dans la stabilité et la neutralité du billet vert. Si les États-Unis apparaissent trop dépendants de la baisse artificielle du dollar pour gérer leur dette, ce mouvement de diversification pourrait s’accélérer. Et l’histoire montre que la crédibilité monétaire, une fois entamée, est longue à restaurer.
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