Alors que les banques centrales poursuivent dans une fuite en avant, elles restent confrontées à un dilemme cornélien : ramener l’inflation à 2% au risque de déclencher une crise économique et financière sans précédent, ou laisser les prix augmenter ce qui conduirait à une remise en cause de leur mandat et à des bouleversements sociaux.

À la suite de la crise bancaire du printemps dernier, les indices boursiers avaient connu un net regain. Comme en 2020 et 2021, lorsque le monde était confiné et l’appareil productif mis à l’arrêt, la bourse était repartie à la hausse. L’indice phare américain S&P500 avait enregistré une hausse de près de 20% en seulement quelques mois, et le CAC40 avait connu une augmentation d’environ 10% sur la même période. Ce rebond s’explique en partie par l’attrait que suscite l’intelligence artificielle, mais surtout par le soutien des banques centrales, en particulier celui de la Réserve fédérale américaine. Cette dernière avait instauré en mars dernier un nouveau programme permettant aux banques d’emprunter dans des conditions ultra-favorables, faisant fi de la valeur réelle des actifs apportés en garantie. Plusieurs centaines de milliards de liquidités ont ainsi été injectées dans le marché interbancaire, avec de nouveaux records enregistrés chaque mois. Le bilan de la Fed avait même augmenté pendant un certain temps, en dépit de l’inflation persistante.

Bien que les marchés connaissent un léger recul depuis plusieurs semaines, le prix des actifs financiers reste dans l’ensemble extrêmement cher face à l’état de l’activité économique.

De part et d’autre de l’Atlantique, les faillites d’entreprises se multiplient, la demande et la consommation chutent brutalement, la croissance de la masse monétaire ralentit, mais les indices boursiers se comportent comme si tout se passait correctement. Cette déconnexion avec l’activité économique rend inintelligible l’objectif principal des marchés financiers : celui de financer l’économie. L’économie et la finance ne devraient-elles pas évoluer de pair ? 

Cette séparation est telle que les investisseurs réagissent désormais négativement quand de nouvelles créations d’emplois surviennent. Un marché de l’emploi solide signifie, en effet, que l’économie se montre résistante et que l’inflation pourrait persister. Donc que les banques centrales pourraient procéder à de nouvelles hausses de taux, ce qui entraînerait mécaniquement des moins-values latentes.

Jusqu’alors, l’inflation reflue, le taux de chômage demeure historiquement bas, et la stabilité bancaire semble assurée d’après les récents « stress tests » des banques centrales. Tout va donc très bien Madame la Marquise ? Ce scénario ne semble pas fait pour durer. L’inflation reste bien supérieure à l’objectif visé de 2% et celle excluant les produits les plus volatils (énergie et alimentation) est encore très élevée. Les tests de résistance bancaires ont par ailleurs jugé les banques « résilientes » selon le risque de solvabilité (long-terme), et non de liquidités (court-terme). Or les faillites bancaires de mars dernier, comme celles de 2007-2008, sont liées à des crises de liquidités.

Pour tenter d’endiguer la hausse brutale et persistante des prix, les institutions monétaires ont accéléré leur politique de resserrement ces derniers mois. Elles ont intensifié la réduction de leur bilan et ont procédé à de nouvelles hausses de taux d’intérêt. Par extension, ces évolutions ont entrainé une augmentation permanente et presque historique de certains taux de marché : le taux à 10 ans américain atteint désormais 4.5% (contre 3.5% lors de la crise bancaire de mars dernier), le taux fixe à 30 ans pour les prêts hypothécaires frôle 8%, et le taux des entreprises de catégorie « bonne qualité » dépasse 5.5%. En Europe, les taux longs des pays européens ne cessent de grimper, dont notamment celui de la France, alors que l’État prévoit d’emprunter un montant record de 240 milliards d’euros en 2024.

Ces hausses entraînent avant tout et surtout un risque de court-terme, en affectant la valeur des obligations actuellement détenues. Ces dernières servent de collatéraux dans de nombreux échanges interbancaires, c’est-à-dire de garanties lors des emprunts. De fait, étant donné que leur valeur dépend des taux en vigueur, ces actifs se déprécient lorsque les taux augmentent, obligeant les investisseurs à apporter plus de liquidités. Des ventes forcées se succèdent alors, raison pour laquelle le rythme des ventes d’actions est actuellement le plus rapide depuis décembre 2022. D’autant qu’en parallèle, de nombreux hedge fund s’adonnent dans des volumes massifs (600 milliards environ) à des ventes à découvert sur le plus important marché obligataire du monde : celui des titres d’états américains.

Afin d’éviter toute contagion, alors que la Fed demeure presque impuissante étant donné sa nécessité de lutter contre l’inflation, le Trésor américain a annoncé préparer un grand programme de rachat d’obligations d’état. Selon Bloomberg, sa mise en place est prévue au début de l’année 2024. Il s’agirait d’une énième intervention des pouvoirs publics, qui ne serait pas sans conséquence. Ce soutien, au même titre que les précédents, accroît les conséquences d’une future crise en dopant artificiellement le prix des actifs, et accélère la concentration bancaire, les inégalités des richesses, ainsi que la déconnexion entre les marchés et l’économie réelle. Contrairement aux établissements financiers, les ménages et entreprises (surtout les petites et moyennes) ne profitent pas de ces liquidités mais subissent bien le renchérissement du coût du crédit. De surcroît, la hausse du coût de la vie conduit à un appauvrissement accéléré chez une large partie de la population, en particulier les plus modestes.

Le cycle de resserrement monétaire devrait toutefois bientôt se terminer. Lors de sa dernière réunion, la Fed a d’ailleurs fait le choix de ne pas augmenter ses taux d’intérêt, tout comme la Banque d’Angleterre malgré une inflation supérieure à 6% en rythme annuel. Ces choix sont soutenus par l’idée que l’inflation ne peut désormais que ralentir, mais surtout par la peur de déclencher une nouvelle crise bancaire. Pourtant, au même titre que dans les années 1970, une accélération de l’inflation dans les mois à venir reste possible si les banques centrales se montrent laxistes. D’autant que les taux d’intérêt réels demeurent, encore, extrêmement bas (négatifs en zone euro). Et dans le contexte géopolitique actuel, la réduction de production de pétrole par plusieurs pays, dont l’Arabie Saoudite et la Russie notamment, peut entraîner des effets inflationnistes importants, comme en témoigne l’accélération de l’inflation aux États-Unis le mois dernier.

D’un point de vue de la stabilité financière, l’histoire montre que c’est à partir du moment où les banques centrales (en premier lieu la Fed qui est la banque centrale du monde) cessent d’augmenter leurs taux d’intérêt, que l’économie commence véritablement à se dégrader et l’instabilité financière s’intensifier. Les effets du resserrement monétaire sont progressifs, avec un délai généralement compris entre 1 an et 1 an et demi. Par ailleurs, la numérisation croissante des moyens de paiement fait craindre l’irruption de bank runs furtifs (comme l’a prouvé la faillite de l’entreprise de crypto-monnaies FTX) du faait qu’elle permet de retirer ses dépôts en un temps record.

En raison de l’endettement historique du monde, les enjeux des banques centrales s’avèrent tout à fait singuliers. Selon un nouveau rapport de l'Institut de la finance internationale, la dette mondiale atteint 307 000 milliards de dollars, soit 100 000 milliards de plus qu’il y a seulement dix ans. Et la dette publique américaine, symbole de cet endettement croissant du globe, augmente désormais d’environ un milliard toutes les 60 minutes. L’augmentation des taux d’intérêt (un peu près partout dans le monde) vient renchérir le coût de la dette, et ainsi mettre fin à plusieurs années d’illusion financière pour reprendre les termes de l’ancien Directeur général du FMI Jacques de Larosière.

Étant donné que les banques centrales font le choix de lutter contre l’inflation quoi qu’il en coûte, cette bulle du crédit risque de finir par éclater. Les institutions monétaires veulent conserver la confiance dans la monnaie, ce qui demeure depuis toujours fondamental. Ainsi la politique monétaire actuelle se poursuivra jusqu’à ce qu’une crise financière et économique d’ampleur (bien plus importante que celle de 2008) survienne. Dans une période où le chômage aura brutalement augmenté, de nouveaux enjeux émaneront de cette tragédie, dont le risque d’un autoritarisme croissant comme au lendemain de la crise de 1929.

Pour éviter un tel scénario et étonner la catastrophe comme aimait dire Victor Hugo, il convient d’entreprendre au plus vite un changement de paradigme. L’instauration de mesures nouvelles de création monétaire est une solution, mais ne remplacera jamais une politique où la morale prime toujours et partout dans les décisions, en particulier économiques.

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