La France et le Royaume-Uni jouent tous deux un rôle majeur sur le marché de l’or. La France est le quatrième pays détenteur d’or dans le monde avec plus de 2 400 tonnes, tandis que le Royaume-Uni reste le cœur historique du marché (et ce depuis le Moyen-Âge) avec plus de 245 000 tonnes échangées sur la place londonienne chaque année. Ces deux puissances, qui n’ont eu de cesse d’être en rivalité, proposent naturellement des perspectives différentes concernant le marché, en particulier depuis le Brexit. Pourtant des intérêts communs existent, que ce soit la tendance d’un retour à la souveraineté, l’inflation persistante, leur situation financière inextricable, leur implication dans des conflits internationaux…

Pour comprendre leurs divergences, nous avons interrogé deux observateurs de premier plan, le gérant parisien Arnaud du Plessis (CPR Asset Management) et l’analyste londonien John Reade (World Gold Council). Depuis deux bureaux séparés par la Manche, ils nous offrent un regard croisé depuis Londres et Paris, notamment sur les différences que l’on observe entre les pays occidentaux et asiatiques, l’importance des éléments culturels, ainsi que l’influence déterminante des pays des BRICS sur le marché de l’or.

 

Julien Chevalier : Depuis Paris et Londres, constatez-vous que l’attitude des investisseurs vis-à-vis de l’or diffère de celle que l’on observe sur les autres grandes places financières occidentales ?

Arnaud du Plessis (Paris) : On observe depuis le dernier trimestre 2024 un intérêt croissant pour cette classe d’actifs en France : la hausse des encours des ETC adossés à l’or physique, depuis mi-2024, s’est accélérée depuis le début de l’année. Cet attrait se matérialise aussi très concrètement par des flux entrants très importants sur l’ensemble des produits en lien avec la thématique. J’imagine qu’il en va de même chez les Anglo-Saxons au vu de la progression des encours des ETC et ETF spécialisés sur l’or et les mines aurifères.

John Reade (Londres) : Bien que Londres soit le centre du marché mondial de gros de l’or, la demande d’investissement reste relativement limitée au Royaume-Uni, peut-être en raison d’interdictions historiques de détenir de l’or puis de taxes sur les achats d’or physique. Aujourd’hui, l’investissement dans l'or est autorisé et exonéré d’impôts, il existe donc beaucoup moins d’obstacles qu’autrefois. Toutefois, une culture de détention d’or (qu’il s’agisse d'or physique ou de produits financiers) met encore du temps à s’installer, et davantage d’efforts sont nécessaires au Royaume-Uni.

Julien Chevalier : Comment expliquez-vous que l’or suscite un engouement plus marqué en Asie, y compris chez les jeunes générations, qu’en Occident ? Cette divergence relève-t-elle d’un horizon d’investissement plus long en Asie ou d’autres facteurs ?

Arnaud du Plessis (Paris) : L’aspect culturel est déterminant. En Inde, l’or est traditionnellement accumulé pour les mariages. En Chine, on offre volontiers, lors du Nouvel An, des pièces ou des "petits pandas " en or. Dans de nombreux pays émergents où les devises sont volatiles, comme en Turquie ou en Iran, par exemple, l’or sert de refuge pour préserver les réserves de change de fortes dévaluations. En Occident, les monnaies sont plus stables et les jeunes s’intéressent davantage à l’or sous forme de bijoux ; la joaillerie représente environ la moitié de la consommation mondiale.

En Occident et notamment en France, on ne peut pas encore parler d'une véritable démocratisation de l’or, l’engouement étant moins évident que pour les générations précédentes. Si les crypto‑monnaies, prisées par les jeunes, sont parfois qualifiées "d’or 2.0 ", l’or n’a rien à voir avec les crypto-monnaies. Il reste un actif défensif car sa volatilité est inférieure à celle des marchés actions, et très décorrélé car son coefficient de corrélation avec les indices actions est très faible, voire négatif en période de stress. À l’inverse, les crypto-monnaies sont loin d’être décorrélées. Les deux s’adressent donc à des profils d’investisseurs très différents.

John Reade (Londres) : Plusieurs facteurs expliquent la valeur plus élevée accordée à l’or en Asie : attrait culturel, volatilité politique et économique plus grande, inflation plus élevée et, dans certains cas, monnaies structurellement faibles. Les contrôles des changes et le manque d’opportunités d’investissement jouent aussi un rôle dans certains pays asiatiques. Dans certains marchés, l’or fait partie intégrante du tissu culturel. La Chine, par exemple, est le premier consommateur et producteur d’or au monde. Les investisseurs et consommateurs chinois le reconnaissent largement comme réserve de valeur ; il est facile d’accès et l’industrie se montre innovante tant pour la joaillerie que pour les produits d’investissement, afin d’élargir son attrait. De même, en Inde, l’or est profondément enraciné dans la culture. Il est associé à la préservation du patrimoine, à la sécurité financière et aux traditions familiales. L’or joue un rôle social et économique intrinsèque dans tout le pays : on l’offre lors des fêtes, on le célèbre lors d’occasions spéciales, et il constitue un élément clé de la dot d’une femme au moment de son mariage.

Mais nous ne caractériserions pas la différence entre acheteurs asiatiques et occidentaux par un horizon de détention différent. Dans les deux régions, on trouve des investisseurs à court terme et des spéculateurs, ainsi que des détenteurs sur le long terme.

Julien Chevalier : Voyez-vous un déplacement du centre de gravité du marché mondial de l’or, du Nord vers le Sud, à mesure que les pays émergents — notamment les BRICS — gagnent en influence ?

Arnaud du Plessis (Paris) : C’est très clair du côté des banques centrales : celles des pays émergents n’ont cessé d’acheter de l’or, alors que leurs homologues occidentales restent plutôt inactives, malgré des réserves déjà importantes. La part de l’or dans les réserves de change des banques centrales vient d’atteindre un plus‑haut de 30 ans, exclusivement grâce aux achats des pays émergents. Les banques centrales occidentales ne semblent pas prêtes à vendre leur stock, mais les pays émergents vont continuer de se renforcer. Il ne faut pas oublier que les cycles haussiers de l’or sont souvent assez longs. On en compte deux grands de dix à onze ans : 1970‑1980 (35 $ à 850 $) et 2000‑2011 (250 $ à 1 900 $), portés par le super‑cycle chinois. Un troisième, amorcé début 2016, pourrait durer jusqu’en 2026‑2027. Les achats des banques centrales en sont un moteur puissant : près de la moitié d’entre elles envisagent encore d’augmenter leurs réserves, mais également du fait de l’incertitude géopolitique — guerre Russie‑Ukraine, tensions au Moyen‑Orient, rivalité États‑Unis-Chine — et ces opérations devraient soutenir la tendance. 

Également, les banques centrales ont accéléré leurs achats d’or depuis 2022, alors que, jusqu’à l’an dernier, les investisseurs étaient plutôt vendeurs. En 2022‑2023, les deux mouvements s’opposaient mais c’était cohérent, car les taux d’intérêt réels américains avaient fortement augmenté. Depuis, la tendance s’est inversée, sans doute à la fois sous l’effet de la demande soutenue des banques centrales et de la stabilisation des taux réels.

John Reade (Londres) : Nous avons effectivement vu les consommateurs et investisseurs des marchés émergents devenir relativement plus importants dans les schémas de consommation d’or au cours des trente dernières années, mais cela tient surtout à l’enrichissement et à la croissance rapide de ces pays. Nous utilisons la métaphore d’un déplacement de la demande d’Ouest en Est, plutôt que du Nord au Sud, car nombre des grands pays consommateurs d’or se trouvent désormais à l’est (et beaucoup, comme la Chine et l’Inde, sont en réalité dans l’hémisphère nord).

 

Arnaud du Plessis est l’un des principaux gérants d’actifs français spécialisés dans l’or et les métaux précieux. Actuellement chez CPRAM, à Paris, il pilote les stratégies Natural Resources, Gold & Precious Metals, avec une expérience de près de 35 ans sur les marchés financiers.

John Reade est l’un des principaux analystes du marché de l’or dans le monde. Désormais directeur de la stratégie et de la recherche au World Gold Council, à Londres, il est spécialiste du marché depuis près de 40 ans après avoir travaillé dans les plus grandes banques d’affaires internationales.

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