La question de l’épargne européenne est sur toutes les lèvres. Pour cause : alors que les pays européens font face à une situation financière inextricable, les besoins d’investissements n’ont jamais été aussi importants. Transition écologique, réindustrialisation, compétitivité, nouvelles technologies, armement, les enjeux sont nombreux et très coûteux. Estimés à 800 milliards d’euros dans le dernier rapport de Mario Draghi, ces investissements permettraient de nourrir la croissance et de relancer la productivité du Vieux-continent. Dans ce contexte, le projet de l’épargne pourrait donc bien s’accélérer dans les semaines à venir.

L’épargne européenne est une des plus importantes du monde. La crainte du temps qui s’écoule, issue de l’histoire du continent, ainsi que les conditions sociales actuelles (vieillissement de la population, marché du travail peu flexible, contraintes institutionnelles…) poussent les européens à thésauriser. Le total de l’épargne européenne est estimé à 35.500 milliards d’euros (ce chiffre peut varier selon les analyses), ce qui représenterait environ 15% du revenu disponible des ménages (contre seulement 4% aux États-Unis, à titre de comparaison). Au même titre, les ménages européens n’investissent que 3% de leur patrimoine total en actions, tandis que ce chiffre s’élève à 30% de l’autre côté de l’Atlantique. Malgré le caractère confidentiel, cette épargne est essentiellement investie en titres de dette étrangères, en particulier des bons du Trésor américains que les européens achètent en quantité croissante. Cette dépendance financière à l’étranger est d’ailleurs singulière, autant que le poids de l’épargne sur le Vieux-continent.

L’épargne européenne reste forte et ce malgré l’inflation. On retrouve même, à contre-courant de ce que l’on pourrait s’imaginer, une hausse conjointe des prix et de l’épargne. Par exemple, l’épargne française atteignait 15% du revenu disponible en 2022, tandis que ce chiffre est monté à environ 18% cette année. L’Allemagne, de son côté, affiche un taux d’épargne de 20% soit l’un des plus forts en Europe. Sur le continent, ce sont essentiellement les classes moyennes qui ont puisé dans leur épargne pour maintenir leur niveau de consommation, notamment en matière de loisirs, de voyages et d’achats de biens durables.

En d’autres termes, même si les prix continuent d’augmenter (donc par définition l’euro perd sans cesse de sa valeur) les ménages européens préfèrent épargner plutôt que consommer. En dépit des critères cités précédemment, ce phénomène s’explique essentiellement par l’incertitude qui règne sur le Vieux-continent (et non par des taux d’intérêts élevés - ces derniers ont baissé à plusieurs reprises les mois derniers). Là où les États-Unis ont affiché une croissance relativement forte pour plusieurs années, la faiblesse économique européenne, combinée à une gouvernance affaiblie (l’incertitude est autant économique que politique) réduit la confiance des ménages et les poussent à épargner malgré l’inflation.

L’épargne européenne : quelles mesures ?

Impuissante sur le choix des ménages, l’Europe mise donc sur le projet de réorientation de l’épargne. Plusieurs solutions ont donc été mises sur la table. Il pourrait s’agir d’un renforcement de l’accès aux marchés de capitaux pour les entreprises de taille intermédiaire et les sociétés technologiques, via une véritable Union des marchés de capitaux. Mais cette mesure resterait limitée. Il peut également être question de la création d’une nouvelle plateforme européenne qui servirait à attirer ces fonds, à travers cette fois une Union de l'épargne et des investissements - telle que récemment nommée. Le projet de l’euro numérique de la BCE, en pleine accélération, pourrait d’ailleurs servir à placer l’épargne des ménages sur cette plateforme. La Commission européenne mise également sur d’autres solutions plus novatrices, telles qu’une stratégie d'éducation financière, et la création d'un « modèle pour les bonnes pratiques de tenus de comptes ». Sur quels principes ? La question se pose. Enfin, ce projet peut faire l’objet d’une simple réorientation, décidée par les établissements bancaires et financiers, de ces fonds vers les actions des sociétés européennes cotées. Toutes ces mesures restent évidemment coercitives, voire autoritaires. C’est en réalité, avec que le projet d’un grand emprunt commun, l’une des dernières étapes pour l’Europe afin de trouver des financements, alors que le déficit et la dette publique des pays européens atteignent des niveaux alarmants.

Si l’Europe recourt à ce type de solution, c’est aussi en raison de ses profondes faiblesses. Ses institutions, depuis toujours inadaptées à un projet commun, fragilisent toute capacité d’action. Pour un habitant du Vieux-continent, épargner apparaît aussi comme un moyen de se protéger face à projet transnational qui viendrait entraver sa liberté individuelle, dont celle de pouvoir contrôler et décider de son patrimoine.

Dans les autres régions du monde, le problème ne se pose pas de la même manière. Certes, les États-Unis conservent un pouvoir financier hégémonique qui leur permet de ne pas avoir de réels problèmes de financement. Mais c’est également le cas de la Chine, qui de son côté possède des relais suffisants pour financer ses besoins nécessaires et se protéger face à toutes crises (en particulier celle qui touche actuellement le secteur immobilier). D’autres pays, tels que les nouvelles puissances asiatiques, possèdent eux aussi des marges de manœuvre très importantes et n’ont pas besoin de recourir à de telles mesures. C’est également le cas de nombreuses puissances émergentes, que ce soit le Brésil, l’Afrique du Sud, les pays du Golfe… L’un des seuls pays au monde qui utilise cet outil est le Japon, dont la situation est connue de tous : le pays du Soleil Levant s’enlise dans une profonde et longue crise financière (mais également institutionnelle et sociale) depuis le krach financier des années 1990, qui finira soit par une annulation de la dette publique soit par la création d’une nouvelle banque centrale.

Une nouvelle ère dans la gestion de son patrimoine

À travers ce projet, le Vieux-continent, par la voix de la Commission européenne et de la BCE, affiche en réalité son impuissance et son dogmatisme. Plutôt que de penser une réforme en profondeur de sa structure financière, en particulier de sa politique monétaire (endettement à taux zéro ou taux d’intérêt ajusté selon les investissements, création d’une monnaie libre de dette, application d’une fonte monétaire) ou de sa politique fiscale et budgétaire (harmonisation entre les pays européens, suppression des paradis fiscaux…), elle se fourvoie dans un projet qui dévoile tout son caractère autoritaire. À l’heure où la souveraineté et l’indépendance apparaissent pour chacun comme une nécessité, dans une période où la démondialisation entre en crise, l’Europe avance à rebours de l’Histoire et des longues dynamiques qui fondent pourtant son existence.

Face à un tel projet, décider de son épargne devient plus que jamais fondamental. C’est d’autant plus le cas étant donné que les états européens affichent des budgets en déficit permanent. De fait, les valeurs liées aux états (obligations souveraines, bons du trésor, sociétés à participation étatique, livret A…) ou au contrôle de ces derniers, vont devenir de moins en moins prisés. Tandis que les actifs indépendants (actions, matières premières, or…) vont eux connaître un succès grandissant, dans la lignée de l’engouement actuel. En particulier, les actifs les plus rares, dans une période qui sonne la fin de l’abondance, vont continuer à sortir du lot. L’or physique apparaît encore, du fait de sa quantité limitée et de son rôle de valeur refuge, comme l’actif le plus attractif. Il a récemment dépassé les 3.000 dollars - son niveau record - et prévoit désormais de se maintenir à un tel niveau. Son cours peut même augmenter étant donné la faiblesse du dollar américain et les baisses de taux d’intérêts à venir, de chaque côté de l’Atlantique. La valeur des rendements obligataires diminue et attire des capitaux vers l’or. Par ailleurs, les achats des banques centrales vont se poursuivre étant donné les rééquilibres géopolitiques mondiaux, ce qui incite de manière croissante les investisseurs privés et profite au métal jaune.

La réorientation de l’épargne européenne va devenir un sujet d’autant plus d’actualité que les ménages prévoient de continuer à thésauriser. Ce projet, bien qu’à première vue peu important, va avoir de sérieuses conséquences. Il risque premièrement d’entraîner d’importants mouvements de capitaux (d’autant que la BCE risque de poursuivre ses baisses de taux) mais également de réduire l’attractivité globale de la région. Enfin, il pourrait contribuer à affaiblir la démocratie européenne, pourtant déjà mise à mal…

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